14 Mars 2016
Lettre ouverte à mes sœurs et frères Béninois
Chère Sœur Béninoise, Cher frère Béninois,
Cette lettre que je t’adresse au lendemain de la publication des résultats du premier tour des élections n’est sans doute qu’un accès d’orgueil de ma part, la prétention imméritée que je pourrais, depuis les bords de la Seine, avoir quelque influence sur ton vote pour le second tour qui s’annonce. Néanmoins, aussi vaine que puisse être ma parole, laisse-moi la risquer néanmoins dans l’espace du débat public; et si ce n’est pour te convaincre, que ce soit au moins pour la satisfaction d’avoir échangé un temps avec toi en ces temps si important pour notre commune patrie.
Je te le dis dès maintenant pour que ta lecture s’arrête ici, si toi aussi tu es convaincu comme des milliers d’autres que Zinsou est l’homme à abattre pour vaincre et conjurer définitivement le yayisme malfaisant. En effet, après avoir pris une très modeste part à la campagne d’Aboudoulaye Bio Tchané, j’ai décidé sans hésitation aucune et sans attendre quelque consigne que ce soit, de voter Lionel Zinsou le 20 mars prochain.
Je ne vote pas Zinsou pour donner quitus à Yayi Boni de sa gestion du pays. Yayi Boni a fait beaucoup de mal à notre jeune démocratie. Il est la cause d’un sérieux retard de développement de notre Nation alors que nous avons eu en main, pendant ses dix ans de règne, tous les atouts pour amorcer un véritable essor économique, social et culturel.
Chère sœur, cher frère, ta colère est légitime et ton rejet du yayisme corrompu et prévaricateur, avec sa horde de prédateurs en tout genre de l’économie nationale et de nos maigres ressources est un sursaut salutaire pour notre pays. Mais ne nous trompons pas de remède. Il nous a tant fait de mal qu’à l’heure du diagnostic de notre état de santé, nous nous contentons de crier : « qu’il dégage avec sa bande », comme si les maladies qu’il nous a inoculées disparaitraient avec lui.
Si notre colère contre Yayi et sa clique est saine et salutaire, elle doit l’être dans un sursaut national pour combattre résolument tous les maux dont il est devenu le symbole le plus honni. Mais à vouloir remplacer les hommes par d’autres sans une véritable révolution des mœurs politiques qui ont cours chez nous, nous ouvrirons le champ à des désillusions plus graves encore. Et qui sait si nous nous en relèverons.
Talon, Ajavon, Koukpaki, c’est le Yayisme canal historique. Des amis d’hier qui l’ont fait roi, collaboré pendant des années à son œuvre malfaisante, installé la corruption partout où ils alignent et étalent leurs fortunes. Ils sont mal placés pour faire endosser à l’ouvrier de la dernière heure qu’est Zinsou, et à ses six mois de primature, la déconfiture systématique imposée à notre peuple pendant neuf années et plus.
Ma sœur, mon frère, tu veux rompre avec Yayi et tu es prêt, pour cela, à installer dans le fauteuil qu’il quittera quoi qu’il arrive, son ami d’hier, celui qui l’a installé deux fois sur ce même fauteuil, grâce à la puissance de son argent et qui s’est brouillé avec lui, non pas pour des raisons politiques, mais à cause de ce qui tue les amitiés les plus solides et fracasse les complicités des larrons les plus retors : les querelles d’argent et d’intérêts personnels. Celui qui s’est servi à deux reprises de ses milliards pour imposer Yayi au peuple, et la deuxième fois à coup d’un KO de sinistre mémoire, est aujourd’hui absout de ce mal impardonnable infligé à notre démocratie. Celui qui est venu dans les bagages de Soglo prendre possession de la production nationale du coton (pas étonnant que le même Soglo le soutienne aujourd’hui), qui a fui déjà une fois le pays quand Kérékou a voulu y voir clair dans ses affaires (il était alors en prison), nous revient aujourd’hui, revêtu de la candeur du vertueux et laborieux entrepreneur. Drapé de ses blancs boubous, il se présente en persécuté et martyrisé par un pouvoir machiavélique qu’il a lui-même institué. Mais cette fois, ses milliards ne contribueront pas servir le pouvoir d’un autre, mais le sien propre, parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Et, après s’être acheté une virginité toute nouvelle avec son argent, il pourra bientôt y ajouter le pouvoir politique qu’il avait tant désiré possédé par procuration en faisant élire à d’autres.
A vouloir rompre avec Yayi, prendras-tu le risque d’introduire directement dans le fruit mûrissant de notre démocratie encore fragile, le vers qui a cherché, et souvent réussi, à pourrir les acteurs de la politique ? Qu’adviendra-t-il de notre démocratie, pouvoir du peuple et par le peuple, si nous consentons à la laisser confisquer par les milliardaires ? Si tu concoures à installer Talon à la Marina, alors tu auras fait le choix, non pas de la démocratie, mais du pouvoir des riches, l’exercice du pouvoir par les riches et pour les riches qui en découle, et qui a pour non ploutocratie. Cette ploutocratie larvée était déjà à l’œuvre sous Yayi. Allons-nous l’institutionnaliser ? Est-ce cela la rupture que tu désires ?
Notre peuple, appauvri, malmené, berné, baladé, abusé par Yayi trouvera-t-il enfin son compte en remettant le pouvoir entre les mains de celui qui hier encore trainait notre République devant les tribunaux pour lui réclamer des milliards qu’elle lui devrait ? Servira-t-il notre peuple ? S’en servira-t-il, lui qui en a déjà tant profité ? Est-ce vraiment lui le porte-étendard de tes idéaux de rupture d’avec les méthodes anciennes ?
Une fois Talon installé à la Marina, combien de temps faudra-t-il aux transhumants politiques, espèce florissante chez nous, pour accourir vers l’argent devenu roi en notre République ? Ignores-tu à ce point que le mal principal dont souffre notre classe politique, c’est l’appât du gain, le profit personnel, l’enrichissement facile et rapide ? Est-ce là la rupture que tu appelles de tes vœux ?
Chère sœur, cher frère, à ce moment précis, je pense à un homme que j’ai connu de très près et avec qui j’ai eu de longs échanges sur bien des sujets pendant mes longues années de séminaire : Mgr Isidore de Souza. Nous avons commémoré ce 13 mars l’anniversaire de sa mort. Et c’est ce jour qu’a choisi la cour constitutionnelle pour proclamer les résultats du premier tour. Tu n’es pas obligé, comme moi d’y voir un signe. Je ne crois pas au hasard. Je crois en la providence et je pense que Dieu, qui n'a jamais abandonné notre peuple, a disposé que ce père authentique de notre démocratie se mêle de la décision que nous avons à prendre. Je ne voudrais pas parler en son nom. Mais j’ai le droit de me demander et de partager avec toi cette question qui depuis hier hante mon esprit : à ton avis, entre Talon et Zinsou, pour qui aurait voté Mgr Isidore de Souza ?